martes, 12 de abril de 2016

Un étranger à la Puerta del Sol, de Santiago Alba Rico (fragment)

Au centre de Madrid, la ville la plus frivole et ronchonneuse au monde, il y a un trou blanc qui menace de transformer en hallucination le Parlement, le stade Santiago Bernabéu et les galeries du Corte Inglés. Est-ce une révolution? Pour le moment c'est seulement (seulement!) une inversion spatiale, matérielle, tangible et minuscule de l'avancée mentale du monde; une couture de réalité intense dans une immense déchirure de non-sens; le point détaché à partir duquel on pourrait retourner à l'envers -gauche- la chaussette de l'univers. La Puerta del Sol, avec ses collines irrégulières de bâches et ses papiers qui crépitent, est le premier poste de la civilisation. C'est un passage pour retrouver la sédentarisation, l'agriculture, l'urbanisation, l'écriture, la raison. Ainsi avance l'humanité. Au coeur de la jungle, une ville fait son trou. Madrid est assiégée de l'intérieur; elle est entourée de l'intérieur. Dans la tumeur gigantesque pousse un corps; un poumon germe; une petite boule de santé est apparue.

Depuis deux semaines Madrid – comme d'autres endroits d'Espagne- est une ville double. Pour les étrangers qui la connaissions déjà, arriver à la Puerta del Sol depuis la place Jacinto Benavente ou depuis la rue Preciados c'est comme déchirer et traverser le carton peint qui nous sépare de l'espace même. À travers un couloir d'images publicitaire (“aujourd'hui je suis plus belle que jamais”, “je promets d'être jeune pour toujours”, “le monde change tout les vingt secondes, change avec lui”) on débouche abruptement sur la réalité. L'espace -la condition même pour une sensibilité commune- n'existe pas partout et en fait n'existe presque jamais; d'ailleurs, le capitalisme consiste socialement dans l'empêchement de sa cristallisation, dans l'avortement dès la racine de toute ouverture, dans la destruction de toute forme de juxtaposition en plein air. “Espace”, ça ne peut pas être dit de n'importe quel endroit ; ça ne peut être dit que des lieux que nous avons conquis, de ceux dont nous nous approprions par un travail ininterrompu, que nous marquons avec nos mains et avec nos lettres, ceux dont nous pouvons remémorer et raconter l'origine et dont nous pouvons changer le destin. Sous le capitalisme l'espace même – comme les éléphants, les cabines téléphoniques et les cadeaux- est de plus en plus une rareté. Il arrive par miracle, certaines nuits, entre deux corps nus. Mais normalement nous ne bougeons pas dans un espace, nous n'occupons pas un espace, nous n'avons pas, à proprement parler, un espace. La Puerta del Sol, avec ses collines de toile bleue, son crépitement de papiers, déconcerte pour la simple raison qu'on peut la mesurer. Parce qu'elle est sous le ciel. Parce qu'elle apparaît, parce qu'elle comparaît. Et même elle paraît. À côté d'elle, l'autre ville -où Gallardón et Esperanza Aguirre ont gagné les élections- déteint, perd tout de suite ses couleurs ; elle ne tient pas debout ; elle ne tient pas la comparaison ; elle est radicalement delegitimée par son manque radical d'espace. Comment pourrait être démocratique une ville où aucun être humain et aucune chose n'ont de la place, leur place ? « Baiser tous les quatre ans ce n'est pas une vie sexuelle ; voter tous les quatre ans ce n'est pas de la démocratie », déclare un panneau sur la place. « Error 404, démocratie not found », annonce un autre. L'espace, comme la démocratie, est avant tout une décision collective ; un compromis réitéré d'un corps avec son entourage. C'est pour cela qu'un parlement ne peut pas être un espace et c'est pour cela qu'une place peut parfois devenir un parlement. La Puerta del Sol est pleine de gens pour une raison très simple : parce que, contrairement au reste de la ville, elle est -oh merveille- un lieu.


Sous le capitalisme, l'espace « arrive » par miracle. Sous le capitalisme, le mouvement du 15M ne peut arriver que « par miracle ». En général, on pense qu'un « miracle » c'est tout ce qui se produit contre les lois de la nature. Mais sous le capitalisme rien n'arrive de manière naturelle. Des semences stériles ? Des maison vides et des gens sans toit ? De l'abondance et de l'insatisfaction ? Des peuples mécontents et en même temps soumis ? Sous le capitalisme il faut justement un miracle pour que de temps en temps s'accomplissent les lois de la nature : pour que les fruits mûrissent, pour que les amants trouvent un lit propre et libre, pour que les voleurs ne soient pas récompensés, pour que les travailleurs n'aient pas leurs bras amputés. Est-ce étrange que, traités comme des enfants, méprisés, privés de travail, sous employés, sans maison et sans avenir, soudoyés et réprimés, les jeunes se révoltent contre le système ? C'est naturel. C'est un miracle. Le propre de la jeunesse n'es pas de se révolter contre les adultes mais de se révolter contre l'enfance dans laquelle le capitalisme essaie des les retenir avec un mélange de sucreries et de réformes du travail. Ce qui est vraiment inattendu dans le 15M c'est qu'il rétablit les processus naturels. Que réclament les jeunes ? Leur droit à être adultes. Entre Carrefour et la télé, entre la Warner et Belén Esteban, entre le populisme des marques et celui des politiciens, la revendication de « l'âge de la majorité » est la plus radicale, la plus révolutionnaire, la plus politique qu'on puisse imaginer.

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Texte complet en espagnol ici.